13 février 2012

Boucs émissaires - Retour sur un article de Chantal Delsol, de l’Institut - avril 2010

Les dits “actes d’incivilité” ne nomment pas seulement le non-respect des personnes mais le non respect des groupes institués. Encore s’agit-il là trop souvent d’un euphémisme.

Le festival annuel de musique métal Hellfest ... met en scène des chansons dont les paroles disent par exemple : « Pissez sur le Christ et tuez le prêtre, suivez la nature – louez la Bête», ou encore « À mon commandement, inondez les rues de Bethléem du sang des enfants ! », ou bien « Les serpents chrétiens peuvent fuir ou rester et faire face aux océans de feu, sang et fer qui les effaceront à jamais »… Puis, il y a deux mois, un jury du Marathon photo organisé par la Fnac de Nice prime la photo d’un individu qui se torche avec un drapeau français. Là-dessus, silence radio. On peut être saisi d’une indignation légitime, laquelle manque d’efficacité, et ne satisfait personne, car on n’a jamais pu se nourrir exclusivement d’indignation.

Vivons-nous dans une société où la liberté d’expression est totale ? Un étranger qui visiterait nos contrées et observerait les deux faits mentionnés pourrait le croire. Mais ce n’est pas du tout le cas. Notre république a décidé que la libre parole a des limites, et nos lois punissent la calomnie, l’insulte, l’appel au meurtre, notamment. Cela semble raisonnable. Les mots ne sont pas anodins, même si bien sûr ils n’équivalent pas à des actes et servent parfois d’exutoire. Les mots peuvent scandaliser, briser les coeurs à défaut des corps, enfin, les mots, aussi, tuent. Ils peuvent semer la haine qui ensuite se déploie et prend les armes. Ils peuvent être annonciateurs et prémices de la dislocation sociale. De même pour les images. Le législateur et la justice protègent les groupes constitués de ces insultes, estimant qu’elles attaquent à travers eux les personnes qui leur appartiennent. Pourtant, fait étrange, ce ne sont pas tous les groupes que l’on protège.

Il serait impossible en France de proférer les paroles du Hellfest sur toute autre institution religieuse – imaginons que quelque chanteur, même de pacotille, se promette d’envoyer au bain de sang des musulmans ou des juifs: enfin, non, ce n’est même pas imaginable. On aurait la police aux trousses, la vindicte de la presse, le tribunal. Seuls les chrétiens peuvent supporter cela. Imaginons qu’un figurant se torche avec un drapeau allemand, anglais, israélien, marocain, enfin n’importe lequel. Il passerait entre les mains de la justice. Seul le drapeau français mérite, on dirait, cette infamie.
Pourquoi ce tri ? La loi, dans un territoire déterminé, est universelle. Par exemple, elle s’applique aux criminels de Bretagne comme à ceux des Pyrénées.

 Alors pourquoi la loi relative à l’insulte et à l’appel au meurtre respecte-t-elle deux exceptions bien circonscrites : la patrie et la chrétienté, qui, elles, peuvent servir jusqu’à plus soif de souffre-douleur, et se voir matraquées sans qu’on trouve à y redire? D’autant que, notamment dans ces deux cas, il ne s’agit pas de quelques zombies isolés, mais d’institutions qui couvrent avec bienveillance les outrages et appels au meurtre : ici les hôtes dudit festival, là la Fnac, maison en principe honorable, et de façon officielle et même cérémonielle. On ne peut pas parler de paroles proférées en catimini et par suite irrattrapables. Au contraire, elles bénéficient de publicité, voire de félicitations.

On est bien obligé une fois encore de constater ici ce curieux phénomène de rattrapage historique, qui ne se dit pas mais s’étale insidieusement dans les comportements de la république. Les groupes constitués sont partagés en victimes historiques et fauteurs historiques. Les premiers sont protégés, sans doute parce qu’on considère qu’on leur a fait assez de mal comme ça. Les seconds sont laissés à la merci des crachats, parce qu’on considère qu’il leur faut bien payer leurs fautes passées.

La chrétienté doit payer pour les croisades, l’Inquisition et le prosélytisme. La France doit payer pour la colonisation, les guerres de Napoléon, la collaboration et des siècles d’influence. Voilà donc des institutions qui sont en retard de punitions. On ne peut tout de même pas les plaindre après ce qu’elles ont fait. Et l’on peut bien comprendre que certains leur en gardent rancune : il serait indécent que la justice vienne encore les défendre!

Il y a là un détournement de la loi et de la justice tout à fait spectaculaire. La mesure du juste, faite pour s’appliquer à des comportements ou à des situations quel qu’en soit l’auteur, s’applique dès lors sélectivement selon la nature de la victime. Comme si on laissait faire un criminel parce qu’on considère que sa victime fut un mauvais sujet. Parodie de justice, en vérité.

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